Une dizaine de personnes se bousculent dans la pénombre. Tous veulent découvrir le contenu du carton rectangulaire qu’un chariot élévateur vient de déposer sur le bitume. Quand quelques minutes plus tard le cercueil en bois verni apparaît, les cris de peine s’ajoutent aux chaudes larmes. Entre deux sanglots, une femme vêtue de noir est inconsolable. « Bienvenue Emma, on n’a jamais su qu’on te reverrait« , crie-t-elle, en agitant le bras gauche.
Près du cercueil est posé la photo d’un homme serein dans une chemise longue manche noire et un chapeau large bord de même couleur sur la tête. Au bas de l’image, il est inscrit : « en mémoire d’amour de Emmanuel. Levée du soleil 15 novembre 1979 – couchée du soleil 11 octobre 2019 ». Malgré la douleur, certains sortent leurs téléphones portables et captent la scène.
Ce vendredi après midi de janvier 2020, les visages ont commencé à changer quand le vol OO-SFF de la compagnie belge SN Brussels a déposé la dépouille de Emmanuel Cheo Ngu au fret de l’aéroport international de Douala. Ce migrant camerounais est décédé au cours d’un naufrage au Mexique alors qu’il essayait de se rendre aux Etats-Unis pour demander l’asile. La mauvaise nouvelle a fait grand bruit jusque dans les réseaux sociaux au point que la famille du défunt habituellement discrète s’était sentie gênée. Seules quelques personnes avaient été informées de l’arrivée du corps.
Pour plus de 40 millions de touristes chaque année, le Mexique est une destination de rêve, avec des hôtels de luxe, des vestiges Mayas ou des plages sablonneuses. Mais, pour les migrants camerounais en partance vers le nord, la réalité est autre et triste.
« Je n’arrêterai jamais de pleurer que mon mari a dû traverser ça juste pour assurer un meilleur avenir à ses enfants. Il est regrettable qu’il se soit sacrifié dans un océan pacifique pour donner un meilleur avenir à sa famille », a commenté via Facebook, Antoinette, l’épouse de Emmanuel après la confirmation du décès. « Repose « papa » tu es un vrai héros. Tes enfants grandiront pour être très fiers de toi ».
« Je savais que personne n’allait survivre »
Le drame s’est produit en octobre 2019 dans les eaux mexicaines avec le naufrage d’une pirogue chargée de migrants. Dans un entretien réalisé par un partenaire du projet « Migrants d’un autre Monde », Marcel, l’un des survivants, a déclaré que tout a débuté par des signes de lassitude. Un groupe de migrants africains était retenu depuis trois mois dans un camp à Tapachula, à la frontière sud du Mexique. Les services d’immigration refusaient de leur délivrer des laissez-passer pour qu’ils continuent le chemin, disant que ces migrants, entrés dans le territoire mexicain sans visa, sont considérés comme des apatrides.
« Ils ne voulaient pas nous laisser partir », se souvient Marcel, qui était soudeur à Kumba au sud ouest du Cameroun. Il dit avoir fui les représailles des militaires qui lui reprochaient de faire la propagande du Southern Cameroon National Council(Scnc), un mouvement séparatiste non armé. Au Mexique, ses amis d’infortune et lui avaient déjà passé plus de trois mois dans un camp en attente d’un laissez passer pour pouvoir continuer le voyage jusqu’aux Etats-Unis, leur destination finale.
Ces dernières années, 10.000 migrants ont été détenus ou récemment en détention ou simplement en attente au Mexique, selon Sylvie Bello, fondatrice de Cameroon American Council(CAC), une ONG créée en 2010 qui œuvre pour renforcer les capacités, la visibilité et la pertinence de la communauté camerounaise aux États-Unis. Sylvie Bello dit avoir cumulé les données recueillies auprès de plus de 200 communautés de la diaspora camerounaise.
Un après midi ensoleillé d’Octobre 2019, Marcel a appris d’un migrant congolais qu’un passeur mexicain se proposait d’aider les migrants à sortir de Tapachula moyennant le paiement de la somme de $320 par personne. C’était l’occasion tant rêvée. Aussitôt, seize hommes et une femme ont entamé les préparatifs dans le secret. Marcel n’était pas le seul camerounais de la bande. Emmanuel Cheo Ngu, Atem keng Ebensor, Micheal Atembe Atabong et un autre Emmanuel_ dont le nom de famille n’a pas été retrouvé _ brûlaient aussi d’envie de partir. Malgré une surprenante décision du passeur.
« Le passeur mexicain ne nous avait pas dit que nous allions passer par les eaux », dit Marcel. « Je me disais qu’on devait prendre la route pour aller de Tapachula pour la capitale ». Si les migrants entraient à Mexico, ils auraient fait la moitié des 4400 km qui les séparaient encore des Etats-Unis.
Le 11 octobre 2019, assis les uns près des autres dans une pirogue à moteurs, les migrants ont quitté les rives d’un fleuve près de la côte pacifique de Tonala. Après six heures de navigation, l’hélice d’un des moteurs a accroché un filet sous les eaux. La pirogue, déséquilibrée, a basculé et a pris de l’eau.
« Les gens ont commencé à crier « Jésus », se rappelle Marcel, tout ému. » Le guide a dit de ne pas crier, que tout allait bien. Il a utilisé l’autre moteur pour nous permettre d’arriver sur la rive. Nous avons réussi à enlever le filet. »
Il était environ quatre heures du matin. La pirogue est repartie sur les eaux agitées. Elle avançait avec dextérité entre les vagues géantes. Soudain, une vague impétueuse a violemment frappé un flanc de l’embarcation qui a coulé après avoir pris l’eau de toutes parts. Au milieu des bruits de vagues, les naufragés en détresse criaient, pleuraient, appelaient au secours. Mais, en vain.
« Je savais que personne n’allait survivre car la vague était forte », raconte Marcel. « Les gens criaient « Jésus aide nous« ; j’ai vu des gens avaler de l’eau au point d’en mourir. Une personne avale de l’eau, pousse quelques cris et tu n’entends plus rien. Quand tu appelles le nom d’une personne et elle ne répond pas, tu sais que la personne est morte ».
Marcel et sept autres migrants étaient accrochés sur la pirogue qui flottait sur les eaux. Après plus d’une heure entre la vie et la mort, ils ont été projetés sur la rive par les vagues; ils se sont rendus compte que neuf migrants y compris Atem Keng Ebensor, Emmanuel, Atembe Atabong et Emmanuel Cheo Ngu ont péri dans les eaux. Ils ont commencé à pleurer.
» J’ai transporté le corps d’Atabong jusqu’à la rive. J’ai essayé de le presser mais rien n’est sorti », regrette Marcel.
A l’aéroport international de Douala, je faisais partie des personnes informées de l’arrivée de la dépouille de Emmanuel Cheo Ngu. « On ne peut pas parler au média », a indiqué un homme en boubou traditionnel. Il venait de se concerter avec d’autres membres de la famille sur l’opportunité de donner des témoignages à la presse. Il a dit que si la famille d’Emmanuel s’ouvre, elle redoute que le gouvernement utilise ces informations contre elle.
Plusieurs anglophones vivent dans la crainte depuis novembre 2016 lorsque les forces du maintien de l’ordre ont violemment réprimé, dans les régions du Nord-ouest et du Sud-ouest ,une manifestation d’avocats et enseignants demandant de meilleures conditions de travail. Depuis lors, la crise a grandi et a changé de phases, explique Micheal Fonsoh, le coordinateur de l’Initiative Communautaire pour le Développement Durable (Cominsud), une organisation non gouvernementale qui travaille dans ces deux régions anglophones du pays depuis 1996.
« Depuis le début, le gouvernement a décidé d’employer la force, de réprimer et pendant quatre années consécutives, le gouvernement n’a pas réussi à utiliser la force pour réprimer », dit-il . « Le problème a commencé par des manifestations pacifiques et s’est poursuivi jusqu’à la phase de refus de reconnaître ».
Les anglophones qui représentent environ 20% des près de 25 millions d’habitants du pays se plaignent d’être traités comme des citoyens de seconde zone par la majorité francophone. Ils disent qu’ils ont peu de représentation politique, d’opportunités économiques et de considération par le régime du président Paul Biya, 87 ans, dont 38 passés au pouvoir.
A partir d’octobre 2017, la crise s’est transformée en conflit armé quand des éléments des forces de sécurité ont, selon des témoignages, tiré sur des personnes qui marchaient sur les artères des régions anglophones pour célébrer l’indépendance de l’ancien Cameroun britannique, rebaptisé république fédérale d’Ambazonie par les séparatistes.
Plus tard, les séparatistes armés ont commencé à tuer les éléments des forces de sécurité, à détruire les édifices publics et à s’en prendre même aux anglophones qui ne pensaient pas comme eux.
Emmanuel avait affiné son cursus académique à l’université de Yaoundé I. Il est devenu un enseignant de lycée puis a servi à la délégation régionale des enseignements secondaires du Nord-Ouest à Bamenda. Marié et père de trois enfants, le jeune homme de 39 ans était hanté par l’idée de l’exil. Avec l’éclatement de la crise, Emmanuel comme la plupart des fonctionnaires travaillant dans les régions anglophones, était régulièrement sous pression. Il devait faire un choix difficile : continuer à collaborer avec le gouvernement et être taxé de traitre par les personnes favorables à l’indépendance de l’ancien Cameroun britannique; ou soutenir les séparatistes au risque de subir les foudres de l’armée et du gouvernement.
Son épouse, Antoinette, dans un entretien accordé à notre collègue El Pais, a déclaré que Emmanuel était contraint de s’enfuir parce qu’il était menacé par l’armée camerounaise et les séparatistes. Sur sa page Facebook, Emmanuel, bien que serviteur de l’Etat, avait affiché le drapeau bleu et blanc de la république imaginaire d’Ambazonie parmi ses préférences.
Déjà, le conflit armé entre les groupes séparatistes et l’armée a fait environ 3000 morts et plus de 60.000 réfugiés au Nigeria voisin, selon les calculs des agences des nations unies; qui indiquent que 600.000 déplacés internes du fait de la guerre au Nord et Sud-ouest vivent dans des conditions difficiles dans les régions du Centre, de l’Ouest et du Littoral.
C’est le cas de Gwendoline Sanga, 32 ans. Cette mère de deux enfants était employée comme temporaire à la Cameroon Développent Corporation(CDC), une entreprise de l’Etat spécialisée notamment dans la production de la banane. Son travail consistait à sélectionner et nettoyer les produits à l’usine de Tiko, l’une des bases des combattants séparatistes dans la région du Sud-ouest. Il y a deux ans, des hommes armés ont surgi dans un champ où se trouvait Gwendoline. Ils ont commencé à attraper puis à sectionner certaines parties du corps des employés.
Histoires tragiques
« A certains de mes collègues, les sécessionnistes ont coupé les doigts, les oreilles, d’autres ne peuvent plus marcher; beaucoup sont morts », raconte Gwendoline, le regard soucieux. »Ils [les sécessionnistes] ont dit qu’ils le font parce que nous travaillons avec l’Etat du Cameroun qui les combat ».
Les employés couraient de toutes parts. Elle dit avoir réussi à s’enfuir dans la brousse où pendant des heures, elle a marché toute affolée jusqu’à la route. Gwendoline gagnait mensuellement 50.000 Fcfa à la CDC. Aujourd’hui, elle vend des gâteaux de farine et vit avec moins de 20.000 Fcfa à Mbonjo, un village situé à 40 km de Douala.
« J’ai remercié mon Dieu de m’avoir sauvé la vie; si la crise cesse, je vais repartir travailler », dit-t-elle, le sourire en coin.
Ces histoires tragiques résonnaient comme une source de motivation pour le candidat à l’immigration. Un matin calme de juillet 2019, Emmanuel Cheo Ngu a quitté Bamenda avec sa petite famille. Ils s’est rendu à Douala, où quelques heures plus tard, il a embarqué à bord d’un vol de la compagnie Turkish Airlines. Il espérait arriver en Amérique latine pour entrer aux Etats-Unis et demander l’asile. Après une escale à Istanbul, le vol a atterri à Quito en Equateur.
Pays deux fois plus petit que le Cameroun, l’Equateur était un choix bien pensé. A l’époque, les ressortissants de six pays africains y compris le Cameroun n’avaient pas besoin de visa pour entrer en Equateur. Conséquence, ce pays est devenu en peu de temps la principale porte d’entrée de milliers de migrants africains dans la région. Le gouvernement équatorien a revu sa politique et a imposé depuis le 12 Août 2019 l’obtention préalable de visa aux citoyens camerounais désireux de rentrer dans son territoire. Cette mesure a raté in extremis Emmanuel qui a franchi la frontière équatorienne environ deux semaines auparavant.
Selon le ministère équatorien de l’Intérieur, entre janvier et mai 2019, un total de 3054 ressortissants africains, principalement du Cameroun (50%), sont entrés dans le pays; En 2018, ils étaient déjà 776 migrants camerounais entre janvier et juillet.
En Equateur, Emmanuel a poursuivi le voyage par route. Il est entré au Panama et s’est lancé sur les pistes dangereuses de la jungle. Guidés par des habitués de la forêt dense, Emmanuel et d’autres migrants, entendaient les cris des oiseaux au loin et découvraient au sol, par endroit, des cadavres de femmes, hommes et enfants, tantôt coincés entre les lianes, tantôt enfouis dans la boue. Des scènes d’horreur similaires, à quelques exceptions près, aux atrocités de l’armée et des combattants séparatistes dans son nord ouest natal. Quelques jours plus tard, Emmanuel a annoncé à son épouse qu’il venait de traverser l’étape la plus dangereuse du périple et lui a envoyé des photos souvenir.
Après plus de deux mois de voyage par bus, voiture et pirogue à travers l’Equateur, le Panama et la Colombie, Emmanuel est arrivé à Tapachula au Mexique. Il a croisé une foule de migrants qui, comme lui, rêvaient de se rendre aux Etats-Unis. Le 10 octobre, Emmanuel a vécu une coïncidence heureuse: les négociations avec le passeur mexicain ont été bouclées le jour de son dixième anniversaire de mariage. Tout souriant, il a fait sur son compte Facebook un message d’amour émouvant à Antoinette avec des photos de la petite famille.
Le retour a coûté $10.000
« En ce jour il y a 10 ans, nous avons noué le nœud d’une union qui a été bénie avec trois adorables enfants. Nous ne pouvons tout simplement pas compter les nombreuses bénédictions au cours de cette période. Merci Seigneur de nous avoir guidés tout cela », a écrit Emmanuel.
Après ce post, les messages d’encouragements, de bénédictions du couple et de persévérance ont commencé à tomber en cascade. Aux premières heures du 11 octobre, une internaute a glissé un autre message, laconique, dans le fil des commentaires: « Il n’est plus ».
Emmanuel venait de mourir dans les eaux mexicaines à deux mois et quatre jours de son quarantième anniversaire. La triste nouvelle a d’abord été traitée de rumeur sur la toile. Mais deux jours plus tard, une des sœurs de Emmanuel vivant aux Etats-Unis, a confirmé le décès et a tiré les premières leçons.
« Je voudrais que la communauté internationale comprenne qu’il s’agit d’un problème mondial, un problème de gouvernance. Le gouvernement doit chercher une solution à ce problème immédiatement », a déclaré Ngu Koroma dans une vidéo postée sur sa page facebook.
La dépouille de Emmanuel a été inhumée à Bamenda, son village natal, le lendemain de l’arrivée à l’aéroport. Son retour au Cameroun a coûté six millions de F CFA ($10000) à la famille, selon une source familiale.